jeudi 30 octobre 2008

191 à 200 - Textes de Raphaël Zacharie de Izarra

191 - De l'huile sur un coeur en feu

Amante en pleurs,

Je viens de recevoir ce matin votre lettre couleur sang. Remettez vos habits de scène, la pièce n’est pas terminée.

Pour vous aimer dans toute la gloire de mon coeur d’élite, je viens vers vous l’épée au flanc gauche, le heaume relevé, les pensées droites, la rose de Damas à la main. Je viens vers vous plein d’honneur et de noblesse. Sur un signe de moi, mon cheval pose un genou par terre et courbe l’échine jusqu’à votre cheville où je viens déposer la fleur d’Orient. Vous prenez entre vos doigts délicats l’éphémère joyau floral. Et au moment où vous portez à vos lèvres ce calice de parfum digne d’un baiser, celui-ci vous pique. L'épine sournoise... La rose gît à vos pieds. Amour vénéneux, douloureux, acide et amer. C’est ici que peut commencer notre histoire. Au seuil de la souffrance. C’est un roman qui commence par une perle de sang.

Comprenez Ophélie que cela est digne d’être vécu. Vos larmes font la valeur de ce roman vivant et vécu. Cet amour difficile est à l’image de l’intemporel drame humain. Souffrez donc à la mesure d’une princesse Ophélie, parce que mon coeur vous élève jusqu'à ce rang. Et surtout sachez verser les larmes simples et vraies, terriblement touchantes de la bergère, de la pauvresse, de la fille en deuil. Troquez votre couronne de princesse contre quelques sanglots que je viendrai entendre, pour ma peine et ma joie.

Que je vous nomme Dame ou pucelle, princesse ou paysanne, votre coeur chagriné sera l’égal de tous les coeurs de femmes en douleur. Ophélie, lorsque sur votre joue ruisselle votre peine, je sais que vous vous moquez d’être princesse, et mêlez vos larmes aux larmes de toutes celles qui souffrent un semblable chagrin, vous unissant ainsi au monde entier en un torrent de douleur sublime.

Votre douleur me fait vous aimer davantage. Quelle plus belle signature d’un amour qu’une goutte de chagrin ? Je veux que vous me témoigniez de votre attachement si tendre pour moi par cette encre de cristal, de sel et d’amertume. Je veux voir sur votre lettre prochaine cette trace sublime et dérisoire de la douleur humaine. Pour dépasser la scène de théâtre. Pour faire voler en éclats le jeu théâtral, et le vivre dans toute sa splendeur et sa cruauté. Que meurent et Shakespeare et Corneille, vains rimeurs et poètes, et que vivent nos coeurs de chair humaine, plus sensibles aux coups de poignards qu’aux trop jolies paroles ! Qu’ils soient crevés par les lames aiguës de l’affliction et les épines de l’amour... Gardez donc vos habits de soie et de velours Ophélie, ils seront votre plus beau linceul.

192 - Une noce perverse

Aujourd'hui les choses prennent une ampleur concrète. Depuis plusieurs jours déjà je songe à emporter avec moi un souvenir personnel et marquant de vous. Contre mon corps je désire une trace de votre passage. Une trace sanguine, écarlate, douloureuse, vive et significative.

Contre ma peau j'aimerais sentir l'empreinte d'une caresse âpre de votre main. Il me plairait de garder des jours durant contre ma chair les sillons tracés par vos ongles, ou par quelque lame acérée mue par votre main, contrôlée par votre coeur épris de romanesques sentiments. A l'endroit de mon corps qu'il vous plaira, vous signerez votre amour.

En hommage à votre nom Ophélie, je porterais avec fierté cette blessure d'amour plus glorieuse qu'une blessure de guerre. Ne craignez point la grimace due à ce doux martyr, et prenez-là plutôt comme un sourire, au moment où vous rayerez ma peau contre vos griffes. Ou contre le fer.

(Avant que de me faire bénéficier de cet intime présent, ma peau non infaillible aura été purifiée des invisibles germes, vils ferments issus des miasmes ambiants, ainsi que vos ongles ou quelque autre objet incisif que vous aurez choisi. Voilà pour les précautions domestiques de l'audacieuse besogne.)

A présent préparez votre coeur sensible à cet acte bourreau, et remplacez votre pitié par un courageux sentiment de romantisme. Montrez-vous digne de mon désir de sacrifice.

193 - Le testament d'un collectionneur

Amantes collectionnées, je vous ai choisies pour vos grâces ou disgrâces, pour vos esprits naïfs ou pervers, vos âmes pieuses ou légères, puis j'ai fini par vous aimer pour vos lettres qu'une encre solennelle rendait si chères, et qui tombaient dans ma boîte : éclats indélébiles de vos coeurs de verres. Pour vos mots d'amour j'ai attendu avec fièvre le passage de l'agent des postes, messager impartial de vos gloires et misères apportant dans une professionnelle indifférence vos espoirs, désespoirs, rêves et sanglots.

Je voulais ces mots tombés du ciel, dictés par des éplorées, et les veux encore. Sachez qu'un être parvenu jusque dans mes bras et qui paisiblement s'endort le soir en la légitime alcôve ne m'empêchera pas de continuer à songer à l'amour et à sa naissance : cette miraculeuse émergence annoncée par ces courriers reçus comme autant de maîtresses : vos lettres.

Vos correspondances sont des preuves d'amour que je conserve comme un trésor dans mes classeurs numérotés. Chaque lettre que vous m'avez adressée recèle un miracle imprimé : de l'amour sur parchemin, écrit noir sur blanc, lu, approuvé, signé. Parfois en lettres de sang, folles que vous êtes ! Cette naissance de l'amour dans le berceau de vos lettres, ne fut-ce pas l'accouchement de vos coeurs ?

Faire naître le sentiment amoureux, c'est mon chemin de gloire, la graine obligée que je dois ensemencer en cette Terre aux prises avec les forces du prosaïsme, de plus en plus vidée de poésie.

Amantes de plume, que vous soyez roses ou chardons, pétales ou épines, vous avez éclos sous la lumière de mes promesses et, le temps de votre magnificence épistolaire, vous avez ensoleillé mon terrestre séjour par vos empressements, vos pleurs, votre beauté. Ou votre laideur magnifiée. Mais aussi par vos mains qui traçaient avec une sainte frénésie mon nom sur des papiers soigneusement choisis, puis baisés, parfumés parfois, envoyés avec des fièvres romantiques qui vous flattaient...

Les fruits de cet arbre aux feuilles variées, aux racines profondes que vous adoriez, ce sont vos âmes tombées dans le piège de l'amour, mûries par mon suc amer et doux. Transfigurées. Vous avez enfanté de votre propre douleur d'aimer. Ma terrestre progéniture : un poème dans chacun de vos coeurs. Ne vous ai-je pas aidé à vivre ? Vous le rosier, moi le chêne.

Vos coeurs brisés sont mes oeuvres d'art, des diamants malléables à distance. En esthète je vous aime, amantes lointaines, bijoux durables, âmes blessées que cicatrisera l'éternité... Je vous aime, mes chères conquêtes, non comme des proies, mais comme des trophées qui ornent mon existence.

Soyez heureuses, vous qui vivez le souvenir de ma flamme. C'est ma prière, ma bénédiction, mon testament. Mais surtout mon rachat, ma rédemption, ma délivrance.

Mon salut.

194 - Un cosaque cosmique

Imaginons cette scène onirique, hautement poétique : je suis un cosaque et vous êtes ma compagne d’armes. Enfants du froid, fils et fille des terres slaves, nés et élevés dans les immenses prairies gelées que l’on appelle la toundra.

Nous nous préparons pour une course folle à travers la steppe enneigée. C’est un jeu de guerriers. Viril, didactique, rude et barbare.

Nous sommes en selle, vêtus de bottes et de fourrures. Du haut de ma monture mon regard se dirige vers l’horizon que recouvre la froide écume. Loup affamé, aigle assoiffé d’azur, je suis un souffle féroce. Ce pays est de glace, mon âme est de feu. Vous me frôlez, assise sur votre cheval avec mâle assurance, témérité, arrogance, l’oeil farouche, le poing agrippé aux rênes, quelques mèches de cheveux flottant dans le vent...

Une odeur musquée se dégage de nos vêtements. Les chevaux pleins de fièvre et de sang sont deux flèches vivantes sur le point de se détendre. Fatal, le coup d’éperon les jettera bientôt dans le blanc infini.

Je caresse l’échine de mon cheval. Il se cabre. Ses muscles tressaillent, mon sang fait battre mes tempes. La tension est au paroxysme, animaux et humains sont fébriles.

Face à nous, la plaine. Glacée, vaste, ensoleillée, flamboyante. Le vent de la steppe caresse âprement nos visages. Il joue avec vos mèches, et quand se resserrent vos lèvres sous la morsure du gel un air sauvage fait briller vos prunelles. Bêtes et hommes sont prêts pour la course.

Votre regard hautain croise une dernière fois mon visage martial. Et dans un ultime défi, le toise avec dureté.

Mon talon frappe les côtes de la bête, vous m'imitez et nous dévalons la plaine dans une clameur de rires rauques !

Les chevaux s’emballent, le bruit étouffé de leurs sabots dans la neige se mêle avec harmonie à leur souffle bref et sonore. La cadence de ce mutuel galop s’accorde parfaitement au rythme de nos coeurs. Nous ne faisons plus qu’un avec les chevaux, enchaînés à leur pas de course.

Nous filons côte à côte dans la neige à une allure magistrale, emportés par nos coursiers qui fendent l’air avec fureur. Indociles, excités, admirables. Le vent bourdonne à mes oreilles et à travers la poussière de givre tourbillonnant autour de nous je distingue les traits de votre visage, tendus sous l’euphorie.

Votre air intrépide, vos cheveux fous, votre main agrippée à la crinière onduleuse du cheval, les rênes trop longues qui tournoient dans l’air et viennent s’enrouler autour de l’autre main comme des bracelets de cuir éphémères, l’écume de l’animal qui s’abat en pluie contre votre face et fait plisser vos yeux, les cristaux de neige qui blanchissent vos cils, le tout baigné dans le bruit sourd de la cavalcade, tout cela donne à ce tableau fugace et fulgurant une grâce suprême, une expression de noblesse profonde, un sentiment de grandeur ineffable. Vertigineux.

Dans l’ivresse de l'élan, dans cette étourdissante chevauchée, tout devient féerique : l’instant se fige, se transformant en une sorte de songe.

Et nous chevauchons dans un espace d’éternité, dans un paysage onirique aux dimensions cosmiques.

Radieux, votre visage se tourne vers moi, transfiguré. Votre cheval devient Pégase, je sens ses ailes blanches qui frôlent ma main... Mon cheval a des ailes également. Je ne sens plus le sol poudreux sous ses sabots. Je lève les yeux vers le ciel et vois les myriades de cristaux de neige qui forment à présent la Voie Lactée : nous sommes en route pour l’infini.

Nous étions cosaques, nous sommes devenus des petits dieux, emportés par nos chevaux.

195 - La littérature chèrement payée

Voici une lettre envoyée au directeur d'une revue littéraire.

Monsieur,

Je vois dans le numéro 53 de "Ecrire aujourd'hui" une publicité pour un stage d'écriture cet été en Bretagne, que vous vantez vous-même dans votre éditorial.

Ce stage est étonnamment onéreux. Finalement non, cela n'est pas étonnant... Mais là n'est pas l'affaire qui me préoccupe. Je pensais que votre publication n'avait aucune ambition commerciale de bas étage, méprisant les méthodes habituelles de manipulation des esprits. Or, en proposant ce genre de stage aux ignorants, aux faibles, aux naïfs ou aux grands narcissiques, il est flagrant que vous tirez profit du filon que représente l'amateurisme dans le domaine de l'écrit.

Bien sûr, vous saurez toujours donner d'excellentes raisons pour proposer un tel voyage en Bretagne et à grands frais aux amoureux maladroits de la plume, mais l'objection la plus élémentaire, la plus radicale qui me vient très naturellement à l'esprit est la suivante :

Est-il vraiment besoin d'aller s'exiler en terres extrêmes, aux antipodes du pays (dans le cas d'un marseillais intéressé par ce «voyage d'étude») et aux confins de la sobriété, de la simplicité, pour se faire enseigner l'art de manier la plume ?

Cela me fait songer à tous ces sportifs du dimanche qui ne pourraient courir, et tout simplement courir, sans leur panoplie vestimentaire de marque achetée dans un magasin prévu à cet effet... Cette mode de l'habillage outrancier des diverses activités privées de l'homme contemporain est parfaitement ridicule.

Ne souhaitez-vous vraiment pas, Monsieur, rendre adulte votre lectorat ? Je ne pense pas que les gens assez riches (ou assez inconscients) pour envisager un tel déplacement à vocation prétendument littéraire soient d'une grande maturité, qualité pourtant essentielle de tout écrivain. Je serais curieux de connaître votre avis sur le sujet.

Je vous remercie pour votre attention, et vous prie d'agréer mes salutations civiles.

196 - Les plumes sans aile

Lettre envoyée à un directeur de revue littéraire.

Monsieur,

J'ai lu avec fièvre les pages glacées de la revue «Ecrire Aujourd'hui» (numéro 58), publiée sous votre autorité. Dans l'éditorial votre confrère Monsieur Berthelot -qui n'a pas daigné me répondre- exhorte les plumes de mauvaises volontés à poursuivre leur vol d'essai vaille que vaille, en leur assurant son éminent soutient (dûment tarifé, il ne le précise pas mais cela va de soi). Je constate que vous vous faites le chantre des innombrables producteurs de brouillons qui pullulent actuellement dans cette société où l'amateurisme est devenu un passe-temps en voie de développement, un filon prometteur pour les marchands d'illusions avides de vendre divers conseils, guides, méthodes... Bref, du vent cédé au prix fort.

Aujourd'hui c'est la mode de l'écriture, de la littérature même, qui est à l'honneur chez les profanes assoiffés de prestige calibré et de reconnaissance télévisuelle (la télévision : ce fameux pinacle de la «réussite littéraire», le temple de la vanité moderne !). On fait croire à ces amateurs que le talent littéraire chez les gens de leur espèce est un fait acquis, et que le seul problème pour eux n'est que de revendiquer le droit d'être publié. On mène avec ardeur le noble combat pour la démocratisation de la gent porte-plume, comme si n'importe qui pouvait devenir Hugo.

Vous êtes-vous seulement déjà demandé ce qui se produirait pour la littérature, l'édition, les lectorats, si chaque amateur de l'écrit se faisait éditer ? Cette littérature se vendrait au kilo, et nous croulerions sous une «pensée universelle» de rigueur, et à ce point accessible, à ce point représentative de l'état des choses et si «digne d'intérêt» qu'elle pénétrerait sans complexe jusque dans les sphères les plus crétines de la société. Par exemple dans les asiles d'aliénés.

Mais venons-en au réel objet de cette lettre, ce qui précède n'étant qu'une introduction. J'ai lu sous la rubrique « Beauté du texte » du numéro 58 de votre revue un "poème de choix" (l'auteur est Frédéric Besnard), ainsi qu'un autre de Jean-Noël Gueno page 15 (Même tu l'amour vit-il dans l'eau. etc.), tout aussi surprenant.

Je sais bien que l'hermétisme donne du prestige à la poésie, surtout lorsque l'auteur est dénué de talent poétique... Quand un lecteur comme moi fait remarquer avec beaucoup de bon sens qu'un texte est incompréhensible, il s'entend rétorquer que la poésie est un exercice d'initiés, qu'il ne s'y connaît guère en la matière, que la critique est aisé, etc. Et c'est ainsi que le charabia est encensé dans les pages d' «Ecrire Aujourd'hui», au nom de la promotion d'un genre en déclin. Je pense que si on n'avait pas donné la parole à ces piètres amateurs, la situation de la poésie n'en serait pas là aujourd'hui, et on s'occuperait à relire sans se lasser Baudelaire plutôt que de se perdre en conjecture sur la poésie actuelle. Il faut oser désacraliser les faux dieux et dénoncer l'imposture littéraire contemporaine si on veut défendre la littérature de qualité. Mais est-ce vraiment la vocation de votre revue ?

Je me permets de vous poser la question. Celle-ci mérite que vous y répondiez en toute bonne foi, intelligence et rigueur.

Je vous remercie pour votre attention et vous prie de bien vouloir me pardonner si la vigueur de mes propos vous a ému. Je ne cherche pas tant à railler la littérature actuelle qu'à la rétablir dans sa splendeur perdue.

197 - Le souffle du vent

La revue littéraire "Ecrire Aujourd'hui" n'est pas d'accord avec mes critiques sur la littérature. A la réponse molle et consensuelle de la revue (que je ne recopie pas ici car dénuée intérêt), voici ce que je rétorque :

Marie Doal,

J'ai bien reçu votre courrier et vous remercie de votre attention. Il est vrai que vous me répondez avec coeur, intelligence, habileté, mais également avec beaucoup de partialité. Vous semblez vouloir défendre avant tout une cause qui n'a plus rien à voir avec l'art poétique véritable : la prospérité de votre clocher (qu'elle soit simplement pécuniaire ou plus immatérielle). Ce qui vous intéresse plutôt ici c'est le succès de votre revue, et non pas surtout la gloire du beau verbe. Sur le plan humain je le comprends fort bien. Je ne saurais toutefois souscrire à ce que vous dites sur le plan strictement intellectuel.

En effet, je persiste à penser (avec toute l'honnêteté d'esprit dont je suis capable), que de nos jours l'hermétisme en poésie est la plus flatteuse et la plus facile parure des plumes communes, voire médiocres. Quand on se trouve trop lourd pour décoller, on singe le premier bel oiseau venu et on se prend aussitôt pour un certain albatros. A défaut de planer dans les airs on ne parvient qu'à faire comme le perroquet sur son perchoir : comme lui on en est réduit à répéter de manière grotesque, clownesque, ridicule ce que disent les maîtres.

Aujourd'hui lorsque le poète n'a rien à dire, il le dit sous le masque prestigieux et bien opaque du "sonorisme" (pour prendre un de vos exemples dans votre lettre), et nul n'omet d'applaudir, parce que celui qui n'applaudit pas est aussitôt taxé d'ignare, d'insensible, de provincial. Qui d'ailleurs oserait critiquer des textes si avant-gardistes au risque de passer pour un inculte ? Vous me parlez de la richesse de la poésie contemporaine, «vivante, variée, polymorphe, engagée». Soit. Cela est-il pour autant synonyme de valeur ? La richesse, la variété, l'originalité, la nouveauté ne sont pas nécessairement des gages de qualité et ne sauraient par conséquent être des arguments de choix.

A force de vouloir faire la promotion des excès poétiques en tous genres, il n'y a plus personne pour oser défendre le bon goût, la mesure, la simplicité, l'économie de vocabulaire. Je sais, cette poésie est trop sûre pour être à la mode. De nos jours il faut être audacieux, il faut inventer, comme si les amateurs de l'écriture étaient aptes à une créativité littéraire digne de ce nom. Tenir une plume ne signifie pas pour autant avoir des ailes. On peut être couvert d'effets et ne jamais quitter le sol, à la manière du paon. Faire la roue n'est pas avancer. Il ne faudrait pas confondre l'habit avec le moine. L'avant-gardisme poétique n'est plus qu'une forme insidieuse d'immobilisme pur et simple : les poètes qui s'en réclament pataugent dans les éclatantes incertitudes du genre en habits d'apparat ! N'ont-ils pas tendance, en effet, à confondre le verbe subversif, étonnant, novateur avec le simple vers qui fait mouche ?

Non, la poésie aujourd'hui n'est pas vivante comme vous l'affirmez : elle est expirante, dégénérée, malade, difforme. Elle se cherche des marques nouvelles, et semble ne pas en trouver. Elle ne rayonne pas comme vous le dites et voudriez me le faire croire. Si elle rayonne, c'est plutôt à la manière de ces étoiles mourantes appelées je crois «naines blanches» ou «naines rouges» : elle s'enfle, prend de l'ampleur tout en se diluant dans son inconsistance, devient de moins en moins dense avant d'exploser, de s'anéantir. Elle s'agite en tous sens et c'est vain, parce qu'elle a perdu ses véritables racines. Le fait est que tout le monde se targue de faire de la poésie aujourd'hui.

Raillerait-on la poésie officielle, classique, académique, formelle, celle qui a fait ses preuves ? Je constate que les valeurs sûres du genre ne font plus recette chez les apprentis lettrés.

Il me semble que l'art véritable échappera toujours à ceux qui au nom de la créativité se targuent d'être en avance sur leur temps. S'ils tentent de dépasser les règles formelles du genre, cela peut paraître courageux de leur part mais ça n'est pas nécessairement rendre service à l'art. Prendre des risques n'est pas un gage de réussite systématique. Au moins moi je suis sûr de ne pas me tromper en faisant le choix du passé. Et que celui qui ose se mesurer à Hugo au nom de l'avant-gardisme, défiant mes sages et prudentes paroles pleines de bon sens, m'égratigne le premier avec l'or prétendu de sa plume.

198 - Une étoile vagabonde

Chère passagère,

Je n’ai pas osé vous adresser la parole tout à l’heure dans le train, je le fais ici même si je sais que ces mots ne vous parviendront jamais. Le Ciel les recevra peut-être pour vous, emportés par le vent. Ou par le silence.

Je vous ai vu arriver avec vos trois ivrognes de compagnons, prenant place tous quatre sur les seuls sièges encore libres, juste à côté de moi… Une femme, vieille bourgeoise effarouchée, a changé de wagon. Au début moi aussi je craignais un peu la proximité de cette troupe de va-nu-pieds que vous étiez. Vous fumiez tous quatre dans ce compartiment non-fumeur, vos deux chiens galeux étaient sous les sièges mais surtout, surtout vos allures bohèmes m’effrayaient…

On n’entendait plus que vous quatre dans le wagon. Ce dernier vous emmenait à Laval. Là-bas ou ailleurs… Quelle importance pour vous, me semblait-il ? Très vite je vous trouvais amusants, folkloriques en dépit de la peine que me faisaient deux d’entre vous, ravagés par l’alcool.

Je devinais sans peine qu’aucun de vous quatre n’avait de billet. Tout le monde dans le wagon le devinait. Vous n’aviez pas des têtes à posséder des titres de transport. Vous étiez quatre espèces de SDF, quatre squatters de belle humeur, quatre enfants de Bohème. Bruyants mais joyeux.

Cette bande pittoresque attirait tous les regards. Les yeux du compartiment entier étaient braqués sur les trois hommes et la jeune fille. Et c’était la jeune fille que j’avais en face de moi. Cette passagère, c’était vous.

Nous avons croisé nos regards. Vous étiez belle avec votre visage un peu garçon. Vos traits étaient durs, ambigus, et votre regard était à la fois doux et rude. J’aurais voulu engager la conversation avec vous, mais un rien de bienséance m’interdisait de vous adresser la parole. C’était ridicule, mais j’avais de l’éducation.

J’étais attentif aux propos d’ivrognes que vous échangiez avec vos trois compagnons, tant votre langage était cru : quand vous parliez, c’était comme si la rose crachait du fumier. Un vrai charretier en robe blanche. Une canaille avec un visage d’ange. Mais quand vous ne parliez pas, c’était l’enchantement. Avec vos yeux pleins de braise et de rocailles, vos allures d’oiseau sauvage, votre charme d’androgyne, je vous imaginais princesse au royaume des garçons manqués.

Le contraste était grand entre vos manières grossières, votre parler infâme, les trois pauvres diables qui vous accompagnaient, et la délicatesse de votre visage, l’angélisme de vos traits, le mystère de votre regard. Vos ailes blanches mêlées de vase avaient des grâces vénéneuses : la vaurienne qui me faisait face était troublante.

Avez-vous lu ce trouble dans mon regard ? Le plonger dans vos yeux était un étrange supplice, et j’étais à la fois effrayé et ravi de le faire. Ces braises permanentes dans vos prunelles devenaient mon plus cher enfer.

Le diable était irrésistible.

Vous étiez belle comme le vent, la brume et la pierre : la douceur de votre visage se mêlant à cet air si dur vous donnait un charme naturel et sauvage. Et vous étiez belle également comme la tempête, la grêle et les cailloux. Belle, ainsi qu’une Vénus fine taillée dans un roc grossier.

Vous donniez du «Monsieur» pour me demander si la fumée de votre cigarette ne me dérangeait pas. Sans surprise, je vous ai répondu que non. Alors que oui… Et puis je vous ai souri, policé. Le train s’est arrêté avant Laval, je suis descendu.

Je n’oublierai jamais ce cygne sauvage croisé dans le train, accompagné de ces trois lascars au vol ras. Adieu, oiseaux de malheur. Adieu, la passagère.

199 - Un oisif mélancolique

Je m'étais égaré loin des grandes artères de la ville dans une de ces innombrables rues secrètes que le touriste ne visite jamais. Réceptif à l'atmosphère vieillotte de ces quartiers retirés, attentif aux moindres détails pittoresques, sensible au parfum périmé émanant des murs, tout me semblait hors du temps, figé, provincial, avec un je-ne-sais-quoi de bourgeois et de désuet.

Je longeais ces sages propriétés en jetant de temps à autre un oeil à la dérobée sur les jardins. Certains étaient minuscules, dérisoires, stricts et sans goût, d'autres plus vastes, plus botaniques, recherchés. Tous étaient entretenus avec un soin typiquement citadin. Ils me paraissaient pleins de charme et de tristesse : charme suranné si particulier dégagé par les photos jaunies datant de un siècle, tristesse banale de la banlieue...

Dans cette rue anonyme tout n'était que torpeur, mélancolie, portes closes et cheminées éteintes. Ce monde ceint par ses propres toits était silencieux et morne comme un dimanche.

Je devinais les destins sans histoire, humbles, ordinaires, indolents qui s'écoulaient, s'évaporaient derrière les fenêtres sans style. En passant devant des fenêtres plus cossues j'imaginais d'autres existences, moins ternes, plus remarquables, pleines d'aventures, chargées de mystères. Je me représentais les êtres jouissant de leur maison, de leur jardin aux heures privilégiées de la vie. J'entendais sans peine le bruit des choses familières qui se passaient dans ces demeures. Je me figurais les faits insignifiants qui devaient ponctuer les jours anodins de cette rue sans nom.

Et je cheminais.

Je voulais prolonger ce délicieux malaise qui m'avait envahi à la proximité de tant de banalité cachée. C'était ordinaire et inattendu, simple et touchant, commun et secret, sans surprise et cependant surprenant. J'errais, plein d'une langueur vague et pénétrante, légère et démesurée, sourde et identifiée, douloureuse et délectable. Et je me perdais sans compter dans cet état singulier, le pas oisif, le regard rêveur.

C'était vain et beau, inutile et délicieux, stérile et troublant.

200 - Un rêve éveillé

Lors d'une promenade nocturne à cheval, une bien étrange aventure m'est arrivée.

Je filais à molle allure sous la lune, bercé par le son monotone et doux des sabots de ma monture dont l'écho résonnait avec poésie dans la campagne.

Mélancolique, je me mis à songer à l'improbable aimée qui tardait à venir. Mais bientôt assoupi par le pas alangui de l'animal, je posai la tête contre sa nuque. Le doux Morphée m'emporta bien vite, tandis que je demeurai à demi couché sur le cheval qui cheminait toujours. Et le songe prit le relais de la rêverie amoureuse... Mais la vision onirique prit corps, tournant à la féerie, et je crus voir ma belle pour de bon :

Elle marchait à mes côtés, se métamorphosant imperceptiblement en une jument superbe : ses cheveux d'or se changèrent en crinière et sa robe claire épousa ses chairs. Je la montai, aussi fier qu'ému. Aussitôt elle m'emporta dans une chevauchée impétueuse pour prendre son envol vers l'astre de nuit.

Crinière au vent et bouche écumante, elle se lança dans les airs, frénétique. Mes éperons étincelaient au clair de lune, son crin ondulait fièrement, le vent frais giflait ma face échevelée. Une joie inédite m'inonda.

Je m'étourdissais dans ce saut vertigineux, les doigts agrippés à sa crinière en bataille. Le zénith atteint, dans un long hennissement qui la fit se cabrer avec grâce sur le fond des étoiles, elle communiqua à la lune son bonheur de sillonner le firmament à mon côté, elle cavale ailée, moi baladin sidéral.

Enfin, dans un tourbillon furtif nous disparaissions vers les étoiles.

Reprenant bientôt mes esprits, je m'aperçus que je m'étais égaré durant mon bref sommeil sur le dos du cheval qui, impassible, avait continué sa marche. Et, retournant sur mes pas, je fixais la lune qui éclairait mon chemin, songeur, l'air dubitatif...

Emu.



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Qui est Raphaël Zacharie de IZARRA ?

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Oisif mélancolique, oiseau unique, ange joliment plumé, ainsi se présente l’auteur de ces lignes (une sorte de Peter Pan cruel et joyeux, mais parfois aussi un rat taciturne). Au-delà de cette façade mondaine, loin de certaines noirceurs facétieuses j’ai gardé en moi une part de très grande pureté. Dans mon coeur, un diamant indestructible d’un éclat indescriptible. Cet éclat transcendant, vous en aurez un aperçu à travers mes modestes oeuvres. Est-ce une grâce de me lire, pensez-vous? Osons le croire.