mercredi 12 juin 2013

143 - Le quincaillier


Vêtu de sa longue blouse de travail couleur grisaille, il s'affairait au milieu de ses marchandises avec l'air pénétré de ceux qui sont investis de hautes missions. Une vie passée à exaucer des souhait ménagers, à débattre avec les fournisseurs et les clients de sujets pointus relatifs à des produits détergents, à des chignoles, à des mécanismes subtils de balais-brosses... Parfois il entrait dans des discussions savantes et inspirées avec ses clients pour savoir quel évier, quels jeux de vis ou genres de casseroles correspondaient le mieux à leur recherche. La satisfaction de ses clients lui donnait le sentiment d'être utile. Voire indispensable.

Il avait trop conscience de passer pour un notable dans la petite ville. Aussi remplissait-il sa mission avec une authentique ferveur.

Dans sa boutique, une odeur de sainteté. Rien que des exhalaisons âcres de chasteté provinciale. Un siècle et demi de trésors domestiques entreposés en ces lieux avait rendu l'atmosphère irrespirable : tout dans la quincaillerie puait la province étriquée ! Les murs restituaient avec insistance des parfums ensevelis depuis une éternité et passés de mode. Odeurs obsolètes à jamais perdues, oubliées par le reste du monde et qui donnent cette nausée délectable que l'on appelle peut-être la mélancolie...

Vétustes et cossus, les rayons croulant sous les marchandises inspiraient un ennui mortel. L'ambiance désuète et austère de la boutique s'accordait à merveille avec la tête du quincaillier qui se prenait très au sérieux dans son métier.

La quincaillerie était une vieille affaire fondée par d'illustres aïeux qui, en plein XIXème siècle, s'étaient fait un nom dans la ville. Pères d'une future dynastie de quincailliers vouée à la légende familiale, leurs portraits jaunis trônaient au-dessus de la caisse, lieu symbolique de toutes les réussites provinciales.

Endroit vénérable de la quincaillerie, zone rouge de l'antre séculaire, sujet tabou, depuis plus de cent cinquante ans la caisse inspirait un respect inné de père en fils...

Cette maison honnête fréquentée par de vieilles rombières en panne de robinetterie ou de dames "bien comme il faut" en manque de produits détartrants lui conférait une honorabilité qui avait fait son renom depuis plus de cent cinquante ans. Ici on ne vendait que des choses utiles, pragmatiques, fonctionnelles. Point de fanfreluches ni de bagatelles, rien que des accessoires indispensables au bon entretien de la plomberie des honnêtes gens, essentiels à la bonne marche du quotidien des bons citoyens, nécessaires au soutien du moral des troupes immergées dans le réel...

Pauvre type ne rêvant pas plus loin que ses articles de zinc et d'étain et qui pour rien au monde n'aurait voulu changer sa place de gardien des biens ménagers, le fier quincaillier faisait pitié à voir dans sa destinée aussi étroite, aussi minable que sa longue blouse de travail couleur grisaille.

VOIR LA VIDEO :

http://www.dailymotion.com/video/xs6n9h_le-quincaillier-raphael-zacharie-de-izarra_news

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Qui est Raphaël Zacharie de IZARRA ?

Ma photo
Oisif mélancolique, oiseau unique, ange joliment plumé, ainsi se présente l’auteur de ces lignes (une sorte de Peter Pan cruel et joyeux, mais parfois aussi un rat taciturne). Au-delà de cette façade mondaine, loin de certaines noirceurs facétieuses j’ai gardé en moi une part de très grande pureté. Dans mon coeur, un diamant indestructible d’un éclat indescriptible. Cet éclat transcendant, vous en aurez un aperçu à travers mes modestes oeuvres. Est-ce une grâce de me lire, pensez-vous? Osons le croire.