mercredi 12 juin 2013

144 - Le roi des avares


Je connais un homme aux moeurs ahurissantes. Plus vieux que nature avec ses os saillants, aussi terne qu'une pelure de patate, ce singe acariâtre est d'une avarice extrême.

Lorsque je m'invite dans sa masure insalubre, même le contenu de sa gouttière est trop cher pour m'accueillir... Pas question de m'offrir un thé ! D'ailleurs avec quoi ferait-il bouillir son eau de pluie, attendu que le bois mort semble être son plus précieux trésor ? Il préfère s'excuser mille fois plutôt que de me céder une tasse de thé. D'ailleurs son thé est périmé et son eau de gouttière fangeuse, je ne l'ignore pas. Quand au sucre...

Rétif à l'électricité, il ne consomme que de la chandelle. Grand lecteur de journaux récupérés dans les poubelles, il est très au fait des actualités caduques.

Ça ne mange pas de pain. Effrayé par les nouvelles technologies et les moyens de communications révolutionnaires, il a trouvé une alternative peu onéreuse au téléphone portable, à l'ordinateur et à Internet : l'isolement.

Les amis ça coûte cher et c'est précisément pour cette raison qu'il déteste en avoir. Aussi, pour tenter de le sortir de sa solitude économique, dois-je rendre visite contre son gré à ce farouche exilé du monde de la consommation. En échange de son thé imbuvable qu'il me refuse systématiquement, j'apporte des oranges à ce prisonnier volontaire. Je crains, bien à tort, qu'il ne tombe malade de privations. En fait cet ascète est un roc. Je converse longuement avec lui. Cela ne le dérange guère de causer et je crois même qu'il apprécie beaucoup, vu que les mots ça ne coûte rien. Mais dès qu'il s'agit de sortir un verre, une tasse, une allumette... Là il se braque, devient muet, se sent mal, semble prêt à trépasser.

La dépense est le point faible de ce chêne nourri de terre maigre.

Sa détermination à ne rien débourser est redoutable. Je le connais, il préfère frôler la Camarde plutôt que d'aller chez le médecin. Il a décrété ne jamais tomber malade, que la maladie c'était pour les riches, les mous pas musclés, les gens de la ville trop bien nourris, les frileux pas assez économes, les fous qui jettent leur argent par les fenêtres... Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas payer "l'impôt sur la bonne santé" comme il dit.

Ainsi s'est-il constitué de solides anticorps, par la force des choses.

Cet homme hors du commun aime singulièrement la nature : salades de pissenlits, champignons, pommes sauvages, marrons, soupes d'orties, fruits tombés et céréales opportunes de toutes sortes à portée de main, mûrs ou pourris, légalement appropriés ou astucieusement emparés, tels sont les composants de ses repas aigres et corsés.

Ainsi ce qui ne l'a point tué l'a-t-il rendu plus vif.

A quatre-vingt-neuf ans ce vieux hibou reclus et misanthrope, vrai châtaignier mûri sous l'abstinence, est l'homme qui finalement me fait le plus rire au monde tout en suscitant chez moi une réelle admiration.


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Qui est Raphaël Zacharie de IZARRA ?

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Oisif mélancolique, oiseau unique, ange joliment plumé, ainsi se présente l’auteur de ces lignes (une sorte de Peter Pan cruel et joyeux, mais parfois aussi un rat taciturne). Au-delà de cette façade mondaine, loin de certaines noirceurs facétieuses j’ai gardé en moi une part de très grande pureté. Dans mon coeur, un diamant indestructible d’un éclat indescriptible. Cet éclat transcendant, vous en aurez un aperçu à travers mes modestes oeuvres. Est-ce une grâce de me lire, pensez-vous? Osons le croire.